PLAN :

  1. Changements profonds dans l’enseignement des maths…
  2. Tendances générales actuelles,
  3. Changements souhaitables dans les principes méthodologiques,
  4. Tendances aux niveaux des contenus,
  5. Désiderata.

 

I/ Changements profonds dans l’enseignement des maths…

Les quatre dernières décennies ont donné lien à des bouleversements profonds dans l’enseignement des mathématiques. Aux efforts fournis par la communauté internationale d’experts afin de trouver les modèles appropriés, il apparaît comme une évidence que nous ne sommes pas encore sortis de cette période d’expérimentation et de changement.

Le mouvement des années 60 - 70 en direction des maths modernes entraîna une profonde transformation de l’enseignement dans les contenus et les méthodes.

Parmi les principales caractéristiques de ce mouvement on peut distinguer :

Dans les années 70, on perçut que bon nombre des modifications introduites n’avaient pas été opportunes : la substitution de la géométrie par l’algèbre avait vidé les mathématiques élémentaires de problèmes intéressants. La carence évidente d’intuition spatiale fut une autre conséquence désastreuse de l’évacuation de la géométrie. C’est d’ailleurs un défaut que l’on remarque encore aujourd’hui sur les personnes qui ont reçu leur formation à l’époque.

On peut dire que les inconvénients survenus suite à l’introduction des maths modernes dépassent largement les avantages que l’on visait : rigueur dans le fondement, compréhension des structures, modernisme (rapprochement avec la recherche fondamentale).

Dans les années 70 - 80, le débat fut souvent passionné et violent au sujet des valeurs et des contre valeurs des tendances qui se dessinaient, il donna lieu à une intense recherche de méthodes mieux adaptées pour affronter les nouveaux défis de l’enseignement de notre discipline. Ce débat fut alimenté en partie par la communauté mathématique internationale.

A l’heure actuelle, il semble bien clair qu’au sein de cette communauté un changement profond se réalise, tout au moins en ce qui concerne l’enseignement des mathématiques. Il est révélateur de remarquer que dans la dernière classification des domaines d’activités présumée par l’A. M. S. (American Mathematical Society) en 2000, celle-ci introduit pour la première fois un champ intitulé « Mathematical Education » (97 - XX) au même rang que, par exemple, Differential Geometry (53 - XX).

Par ailleurs, à l’évidence, dans les pays les plus avancés dans le domaine mathématique, l’intérêt de nombreuses mathématiques, l’intérêt de nombreux mathématiciens professionnels pour les problèmes posés par l’enseignement est croissant, y compris l’enseignement au niveau universitaire…

Des articles écrits très récemment par des mathématiciens prestigieux placent l’enseignement mathématique comme une des priorités au bon développement de la communauté mathématique… (GROMOV - P.A. GRIFFITHS).

Ainsi, un problème fortement enraciné, celui de l’éloignement des mathématiciens chercheurs avec l’enseignement de leur discipline, auquel je faisais allusion dans une conférence

  1. (I. C. M. E. 8 à Séville en 1996), semble orienté vers une possible solution.

II/ TENDANCES GENERALES ACTUELLES

  1. une considération de fond

Qu’est-ce qu’une activité mathématique ?

La réponse que l’on donne à cette question influence fortement, de manière plus effective qu’il n’y paraît, les attitudes et les méthodes d’enseignement.

Le virage vers les « maths modernes » se déroule à l’apogée du courant formaliste (BOURBAKI) en mathématiques. On est en droit de penser à priorité à une relation de cause à effet. De fait, certaines personnes les plus influentes sur le mouvement didactique des années 60, comme DIEUDONNE, furent des membres du groupe BOURBAKI.

Sur les 20 dernières années, particulièrement après la publication de la thèse doctorale de

  1. I. LAKATOS (76), « Proofs and refutations », des changements assez profonds se sont produits dans le champ des idées concernant la nature de l’activité mathématique.

L’activité scientifique en général est une exploration de certaines structures du réel, pris au sens large, en tant que réalité physique ou mentale.

L’activité mathématique est confrontée à un type de structures permettant des traitements particuliers comme :

La définition ancienne des mathématiques, comme science du nombre et de l’étendue, n’est pas du tout incompatible avec celle que nous proposons ici, elle correspond plutôt à un stade des mathématiques dans lequel la confrontation au réel s’était cristallisée sur deux aspects fondamentaux :

Plus tard, le même esprit mathématique devrait affronter :

B/ Philosophie des mathématiques et de leur enseignement.

Dans la seconde moitié du XX°, n’a cessé de se préoccuper aussi intensément que dans la première moitié des problèmes de fondement, particulièrement à la suite des travaux de GÖDEL (1930). On a alors focalisé son attention sur le caractère quasi empirique de l’activité mathématique (LAKATOS), ainsi que sur les aspects relatifs à l’histoire et à l’immersion des mathématiques dans la culture de la société qui les engendre (R ; L. WILDER), en considérant les mathématiques comme un sous système culturel dont les caractéristiques sont en grande partie communes à d’autres systèmes similaires. De tels changements en profondeur de la compréhension et de la façon dont les mathématiciens ressentent leur propre activité a provoqué de manière plus ou moins consciente des fluctuations importantes sur les considérations à propos de l’enseignement des mathématiques et ce qu’il doit être.

C/ Appui permanent sur l’intuition directe du concret et sur la réalité

Dans les années 1980, on reconnut généralement avoir considérablement exagéré les tendances vers les « mathématiques modernes » pour ce qui est de l’importance de la structure abstraite des mathématiques. Il est nécessaire de ne pas négliger l’intuition en général, la manipulation opératoire de l’espace et des symboles. Il est important de ne pas abandonner la compréhension de ce que l’on fait bien sûr, mais nous ne devons pas permettre que cet effort de compréhension laisse passer au second plan les contenus intuitifs de notre esprit dans son approche aux objets mathématiques. Si les mathématiques sont une science qui possèdent beaucoup plus que ce que l’on pensait jusqu’à présent une nature empirique, principalement au niveau de la recherche, il faut prendre en compte beaucoup plus intensément, lors de son étude, l’expérience et la manipulation des objets que l’on y rencontre. La formalisation rigoureuse des expériences initiales correspond à un stade ultérieur. A chaque phase du développement mental, comme à chaque étape historique ou a chaque niveau scientifique correspond sa propre rigueur.

Pour mieux comprendre cette féconde interaction entre le réel et les mathématiques il est bon de faire appel d’une part, à l’histoire même des mathématiques qui nous révèle ce processus d’émergence de nos mathématiques à travers le temps et d’autre part, aux applications des mathématiques qui mettent en évidence la fertilité et la puissance de cette science. C’est ainsi, que l’on montre comment les mathématiques, tout comme les autres sciences ont procédé par approximations successives, par essais/erreurs avec des tentatives parfois fructueuses parfois stériles jusqu’à atteindre une certaine maturité mais toujours perfectible. Notre enseignement idéal devrait essayer de refléter ce caractère profondément humain des mathématiques gagnant ainsi en accessibilité, dynamisme, intérêt et séduction.

D/ Les cheminements de la pensée mathématique. Le point central de l’enseignement mathématique

Une des tendances les plus répandue aujourd’hui consiste à ancrer l’enseignement sur la transmission des cheminements de pensée propres aux mathématiques plutôt que sur les contenus mathématiques eux-mêmes. Les mathématiques sont surtout un savoir-faire, une science dans laquelle la méthode est clairement plus importante que le contenu. C’est pourquoi on accorde une grande importance à l’étude des questions, en grande partie commune à la psychologie cognitive, qui se réfèrent aux processus mentaux de résolution de problèmes.

Par ailleurs, on a de plus en plus conscience de la vitesse avec laquelle pour des raisons très diverses, il devient nécessaire de changer les priorités de l’enseignement de certains contenus. Notre civilisation est en perpétuelle vertigineuses transformations, il est donc évident que les processus de pensée les plus efficaces, ceux qui ne deviennent pas obsolètes, sont ce que nous avons de plus précieux à transmettre à nos jeunes. Les contenus deviennent rapidement ce que WHITEHEAD a appelé « des idées inertes », des idées qui ne sont qu’un poids mort, incapables de se combiner à d’autres pour former des constellations dynamiques, pour aborder les problèmes du présent.

C’est dans cette direction que se focalise les efforts intenses à transmettre des stratégies heuristiques tournés vers la résolution de problèmes en général, à stimuler la résolution autonome de véritables problèmes plutôt que la simple transmission de recettes dans chaque matière.

E/ L’attention portée à de nouveaux outils en relation avec les avancées technologiques : utilisation de programme de calculs formels

L’apparition d’outils aussi puissants que la calculatrice et l’ordinateur actuels commence à influencer fortement l’orientation de notre éducation mathématique primaire, secondaire et universitaire, en cherchant à utiliser au mieux ces instruments. De nombreux paramètres tels que le coût, l’inertie, la nouveauté, le manque de formation des professeurs, l’hostilité de certains, font que l’on a pas encore trouvé des modèles pleinement satisfaisants. C’est là un des défis important de l’actualité. On peut déjà prévoir que notre façon d’enseigner et même les contenus vont subir des réformes drastiques. Il faudra mettre l’accent , pour la même raison sur la compréhension du processus mathématique plutôt que sur l’exécution de certaines routines qui, dans notre situation actuelle occupent encore une grande partie de l’énergie de nos élèves, avec pour conséquence le sentiment de perdre son temps à cela. Ce qui sera véritablement important, sera la préparation pour un dialogue intelligent avec les outils qui existent déjà dont certains élèves disposent et d’autres disposeront très prochainement.

F/ Utilisation d’Internet pour l’enseignement des mathématiques

Internet est un instrument très mouvant qui admet différentes utilisations en mathématiques. Ces utilisations commencent à être maîtrisées. On peut trouver sur la toile une information très riche et Internet facilite les relations entre tous les membres de la communauté éducative.

G/ Prise de conscience de l’importance de la motivation

On observe généralement la recherche de la motivation de l’élève d’un point de vue très large, non limitée à l’intérêt intrinsèque des mathématiques et de leurs applications. Il s’agit de mettre en évidence les interconnections des mathématiques avec l’évolution de la culture, l’histoire, le développement de la société.

Il est de plus en plus clair que l’importance des éléments affectifs qui mobilisent l’esprit dans son occupation mathématique est énorme. Une grande partie des échecs en mathématiques de nombreux étudiants prend sa source dans un positionnement affectif initial, totalement destructeur de ses propres potentialités dans ce domaine. Ce positionnement est souvent provoqué par une mauvaise introduction de la part de leurs enseignants. C’est pourquoi on essaye aussi, de diverses façons, que les étudiants perçoivent le sentiment esthétique, le plaisir ludique que les mathématiques peuvent leur apporter afin de les amener vers elles de manière plus profondément personnelle et humaine.

Dans notre monde contemporain, où la tendance à la déshumanisation de la science est forte, où à la culture se dépersonnalise en s’informatisant, il est de plus en plus nécessaire de garder un savoir humaniste dans lequel l’homme et la machine occupent chacun le lieu qui lui correspond. C’est à cette tâche importante que l’enseignement mathématique adéquat peut contribuer.

III - CHANGEMENTS SOUHAITABLES DANS LES PRINCIPES METHODOLOGIQUES

Au vu, des tendances générales pointées dans le paragraphe précédent, on peut citer quelques principes méthodologiques qui pourraient guider notre enseignement de manière adaptée.

§ A) une acquisition des processus typiques de la pensée mathématique :

  1. la mise en culture au travers d’un apprentissage actif,
  2. le rôle de l’histoire dans l’enseignement des mathématiques.

Quelle forme doit prendre le processus d’apprentissage mathématique à n’importe quel niveau ?

Une forme semblable à celle que l’homme a suivi lors de sa création des idées mathématiques, une forme similaire à celle que le mathématicien professionnel utilise lorsqu’il affronte le problème de la mathématisation, de la parcelle de réalité dont il s’occupe.

Il s’agit en premier lieu de se mettre en contact avec la réalité mathématisable qui a donné lieu aux concepts mathématiques que nous voulons explorer avec nos élèves. Pour cela, nous avons intérêt à connaître à fond le contexte historique qui sert de cadre à ces concepts. Pour quelles raisons la communauté mathématique s’est elle occupée à un certain moment avec insistance d’un certain thème et en a t’elle fait le véritable centre de son exploration parfois sur une période de plusieurs siècles ? Il est extrêmement utile d’essayer d’observer une situation avec la même perplexité que les mathématiciens de l’époque l’avaient contemplée. La présentation qui nous est faite dans de nombreux manuels ressemble trop souvent à un roman policier qui serait raconté à l’envers et donc sans intérêt. La même histoire racontée à l’endroit pourrait être véritablement passionnante.

Normalement, l’histoire nous donne un magnifique cadre pour les différents thèmes, les problèmes qui ont fait surgir les concepts importants dans la matière, elle nous donne aussi un éclairage sur les raisons qui ont conduit l’homme à s’en occuper avec intérêt. Si nous connaissons l’évolution des idées dont nous prétendons nous occuper, nous saurons alors parfaitement la place qu’elles occupent dans leurs différentes conséquences, applications intéressantes qu’elles ont pu apporter, et nous pourrons faire le point sur les diverses théories qui ont pu en dériver.

§ B) La modélisation mathématique de la réalité

Il peut aussi arriver que l’approche initiale d’un concept mathématique se fasse dans le cadre d’une tentative directe de modélisation de la réalité, dans laquelle le professeur sait pertinemment que les structures mathématiques en question doivent forcèmment apparaître. On peut faire appel pour cela, aux autres sciences qui font usage des mathématiques, à des situations de la réalité quotidienne, ou à la présentation de jeux stratégiques dont il n’est pas rare, tout au long de l’histoire, de voir surgir des idées mathématiques de grande profondeur.

Placés avec nos élèves dans les situations-problèmes qui ont engendré les idées dont nous souhaitons nous occuper, nous devons encourager la recherche autonome, la découverte personnelle, à la fois des structures mathématiques simples et des solutions aux problèmes intéressants en relation avec elles qui surgissent de manière naturelle.

Bien sûr, nous ne pouvons espérer que nos élèves découvrent en deux semaines ce que l’humanité a élaboré sur plusieurs siècles de travail intensif de la part des esprits les plus brillants de l’époque… Cependant, une recherche guidée, qui préserve le plaisir de la découverte, qui privilégie la détection de techniques concrètes, de stratégies utiles de la pensée, est un objectif réaliste de l’enseignement et de l’apprentissage de notre discipline.

Ainsi conçue, la théorie retrouve tout son sens, pleinement motivée, elle est beaucoup plus assimilable. Son application à la résolution de problèmes, qui auraient pu paraître inaccessible autrement, peut devenir une véritable source de satisfaction et de plaisir intellectuel, d’étonnement devant la puissance de la pensée mathématique, et finalement d’attirance envers les mathématiques.

§C/ L’HEURISTIQUE (« PROBLEM SOLVING ») dans l’enseignement des maths  :

L’enseignement par la résolution de problèmes est actuellement la méthode la plus souvent évoquée pour mettre en pratique le principe général d’un apprentissage actif et de « mise en culture » mentionné plus haut. Au fond, l’objectif est de transmettre de manière systématique les cheminements de pensée efficaces à la résolution de véritables problèmes.

Un véritable problème revient schématiquement à se trouver dans une situation, à vouloir en atteindre une autre, parfois bien connue, parfois plus vaguement, et ne pas connaître le trajet…

Nos manuels en général débordent d’exercices mais manquent cruellement de véritables problèmes. L’apparence est parfois trompeuse : Les exercices aussi se présentent souvent comme un trajet entre deux situations ( déterminer le coefficient de x7 dans le développement de (1+x)32…). Mais si cette activité, qui fut un véritable problème pour les algébristes du XVIème siècle, se trouve comme c’est généralement le cas, à la fin d’un châpitre, sur le binôme de Newton, il ne constitue plus, en aucune façon, un défi. L’élève connaît bien le chemin, il est tout tracé. S’il n’arrive pas à résoudre un tel problème, il sait déjà que tout ce qu’il a à faire c’est de réviser sa leçon avant.

L’enseignement par la résolution des problèmes met l’accent sur les cheminement de la pensée, sur les processus d’apprentissage et il prend les contenus mathématiques, dont la valeur ne doit pas du tout être mise de côté, comme un champ d’opération privilégié dans cette tâche de prise de contact avec les formes de pensée efficaces.

Il s’agit de considérer que les points les plus importants sont :

Quels sont les avantages de ce type d’enseignement ?

 

 

 

 

A quoi bon se fatiguer à obtenir de tels objectifs ? Je rassemble ici quelques arguments intéressants :

Où est la nouveauté ? N’a ton pas toujours appris à résoudre des problèmes dans le cours de mathématiques ? Il est possible que les bons enseignants de tous les temps aient utilisé de manière spontanée les méthodes que nous préconisons ici. Mais, ce que l’on a vu faire traditionnellement par une bonne partie de nos enseignants peut se résumer dans les phases suivantes :

Exposition de contenus - exemples - exercices faciles - exercices plus difficiles - problèmes… ?

La présentation d’un thème mathématique basé dans l’esprit de la résolution de problèmes devrait plus ou moins procéder de la manière suivante :

Pendant tout le processus, l’axe principal doit être l’activité propre de l’élève dirigé par le professeur qui le met en position de participer sans lui retirer le plaisir de chercher lui-même ce que les grands mathématiciens ont obtenu avec autant d’efforts. Les avantages du procédé lorsqu’il est bien mené sont clairs : activité contre passivité, motivation contre ennui, acquisition de processus actifs contre rigidité de routines bêtes qui se perdent dans l’oubli…

D’après moi, cette méthode d’enseignement par la résolution des problèmes présente quelques difficultés qui ne semblent pas encore résolues de manière satisfaisante dans l’esprit de certains professeurs surtout en ce qui concerne la façon de la mettre en pratique. Il s’agit d’harmoniser de manière adéquate les deux composantes qui la constitue, la composante heuristique c’est à dire l’attention portée au cheminement de pensée, et celle des contenus spécifiques de la pensée mathématique.

Il me semble qu’il existe dans la littérature actuelle bon nombre d’écrits dont l’aspect principal est centré sur le côté heuristique mis en pratique dans des contextes divers, certains purement ludiques, d’autres plus mathématiques. Certaines de ces œuvres réalisent à la perfection, à mon avis , leur objectif de transmettre, dans l’esprit même, l’attitude de résolution de problèmes.En revanche, je crois qu’il n’y a pas encore eu de tentatives sérieuses et soutenues à produire des œuvres qui appliquent l’esprit de la résolution de problèmes à la transmission des contenus mathématiques de différents niveaux que nous estimons aujourd’hui devoir être présents dans notre enseignement.

Ce qui arrive souvent à des professeurs convaincus du bien fondé des objectifs relatifs à la transmission des cheminements de pensée, c’est qu’ils vivent une espèce schizophrénie, peut être par manque de modèles adéquats, entre les deux pôles de leur enseignement, les contenus et les procédés. Le vendredi par exemple, ils mettent l’accent sur des cheminements de pensée dans le cadre de situations qui n'ont rien à voir avec les programmes de maths, et les autres jours de la semaine, ils vont s’appliquer avec leurs élèves à voir et revoir les contenus du programme sans se rappeler à aucun moment, ce qu’ils ont fait le vendredi précédent. Il serait éminemment nécessaire que surgissent des modèles, fussent ils partiels qui intègrent de manière harmonieuse les deux aspects de notre enseignement.

De toute façon, on peut probablement affirmer que celui qui est complètement imprégné de cette esprit de résolution de problème affrontera de manière plus adaptée sa tâche de transmission des contenus.

§D/ Du rôle de l’Histoire dans le processus de formation du mathématicien.

De mon point de vue, une certaine connaissance de l’histoire des mathématiques devrait faire partie du bagage indispensable du mathématicien en général et du professeur en particulier, quelque soit le niveau auquel il enseigne. Non seulement pour l’utiliser comme un moyen, un instrument dans son propre enseignement, mais de manière plus élémentaire parce que l’histoire peut lui apporter une vision véritablement humaine de la science et des mathématiques, vision dont le mathématicien éprouve parfois un grand besoin.

Le point de vue historique transformes de simples faits ou découvertes sans âme en fragments de connaissances recherchés avec passion en de nombreuses occasions par des êtres de chair et de sang qui ont ressenti une joie immense en vivant cela. Combien de ces théorèmes rencontrés dans le cadres de nos études, et qui nous ont alors semblé des vérités sorties de l’ombre pour se diriger vers le néant, ont changé d’aspect dès lors que nous sommes allés plus avant dans la théorie en envisageant son contexte historique…

La perspective historique nous rapproche des mathématiques comme science HUMAINE, démystifiée, avançant parfois à grand peine, se trompant même en diverses occasions, mais capable de corriger ses erreurs. Elle nous rapproche des personnalités des hommes qui l’ont fait progresser au cours des siècles, avec des motivations distinctes.

Au niveau de la connaissance approfondie des mathématiques elles-mêmes, l’histoire nous procure un cadre dans lequel les éléments apparaissent dans leur véritable perspective. Cela représente un enrichissement important, aussi bien pour le mathématicien « praticien » que pour celui qui enseigne.

Si chaque élément de connaissance mathématique de nos manuels se voyait affecter un numéro de siècle (en tolérant une large approximation), on verrait les numéros sauter de manière folle, parfois dans une même page ou un même paragraphe. Les ensembles, les nombres naturels, les systèmes de numération, les nombres rationnels, réels, complexes,… des dizaines de siècles d’écart, en arrière, en avant, de nouveau en arrière… c’est vertigineux !

Il ne s’agit pas de faire prendre conscience à nos élèves de toutes les circonstances. L’ordre logique n’est pas forcément l’ordre historique, et l’ordre didactique idéal ne coïncide peut-être avec aucun des deux, mais le professeur devrait savoir comment les choses sont survenues pour :

La connaissance de l’histoire donne une vision dynamique de l’évolution des mathématiques. On peut repérer la motivation des idées et de leurs développements à leur naissance. C’est là que l’on peut chercher des idées originales dans toute leur simplicité, encore habitées par le sens de l’aventure que l’on fait trop souvent disparaître dans les manuels… Comme dit avec justesse O.Toeplitz :

« Pour ce qui concerne tous les thèmes de base du calcul infinitésimal, théorème de la moyenne, série de Taylor,… on ne pose jamais la question Pourquoi précisément comme cela ? ou bien Comment en est-on arrivé là ? Pourtant ces questions ont dû objectivement être source d’une intense recherche… Si nous retournions à l’origine de ces idées, elles perdraient cette apparence de mort et de faits disséqués et retrouveraient une vie fraîche et motivante. »

Une telle vision dynamique nous donnerait les moyens pour remplir différentes tâches intéressantes dans notre travail éducatif :

Par ailleurs, la connaissance de l’histoire des maths et de la biographie de ses créateurs les plus importants nous rend pleinement conscient du caractère profondément historique, c’est à dire dépendant du moment et des circonstances sociales environnementales… Ainsi que des impacts mutuels et forts que la culture en général, la philosophie, les mathématiques, la technologie, les diverses sciences ont exercées les unes sur les autres. Ce dernier aspect, les mathématiciens eux-mêmes enfermés dans leur travail technique n’en sont pas toujours conscients, et cela à cause de la forme dans laquelle les mathématiques leur sont présentées, comme si elles étaient à l’abri des avatars de l’histoire.

Malheureusement, aussi bien pour l’étudiant qui veut se plonger dans la recherche mathématique, comme pour celui qui voudrait se consacrer à ses applications à l’enseignement, l’histoire des maths est généralement totalement absente de la formation universitaire. A mon sens, il y aurait un extraordinaire intérêt à ce que les différentes matières que nous enseignons se complètent de leur aspect historique, comme je l’ai dit plus haut, et que tous nos étudiants reçoivent au moins un bref panorama global du développement historique de la science qui va les occuper toute leur vie.

§ E / De l’utilisation de l’histoire dans l’enseignement mathématique

L’intérêt de la connaissance historique ne consiste pas de disposer d’une batterie de petites histoires et d’anecdotes curieuses qui servent d’interludes à nos élèves. L’histoire peut et doit être utilisée par exemple, pour comprendre et faire comprendre une idée compliquée de la manière la plus appropriée. Celui qui n’a pas la moindre idée des méandres que la pensée mathématique a dû parcourir dans le cas par exemple, de la notion de nombres complexes, pourra se sentir en droit d’introduire dans son enseignement les complexes comme « l’ensemble des couples de nombres réels sur lesquels ont établi les opérations suivantes… » En revanche, celui qui saura que ni Euler ni Gauss ne sont parvenus à donner une telle rigueur aux nombres complexes et qu’ils ont pu malgré tout faire des choses merveilleuses en relation avec eux, s’interrogera très sérieusement sur la pertinence à essayer d’introduire les complexes dans leur structure cristallisée, anti-naturelle et difficile à avaler qu’ils ont obtenu après plusieurs siècles de travail.

Les différentes méthodes de la pensée mathématique, comme l’induction, la pensée algébrique, la géométrie analytique, le calcul infinitésimale, la topologie, les probabilités… ont surgi dans des circonstances historiques très intéressantes et très singulières, souvent dans l’esprit de penseurs très particuliers, dont il est très utile de rappeler les mérites, moins par souci de justice que par leur exemplarité.

L’histoire devrait être un outil important pour des objectifs comme :

§F/ La modélisation et les applications dans l’enseignement des mathématiques.

Actuellement, il existe un fort courant soutenant que l’apprentissage des mathématiques doit être réalisé non pas en explorant directement les constructions mathématiques en elles-mêmes, dans les diverses structures qui se sont cristallisées au cours des siècles, mais plutôt dans un contact permanent avec les situations du monde réel qui leur ont donné et qui continuent à leur donner leur motivation et leur vitalité.

Ce courant est en parfaite consonance avec les idées que j’ai développées précédemment et me semble en être un corollaire naturel. Comme nous l’avons vu, les mathématiques voient leur origine dans dans une tentative d’exploration, dans un mode très particulier, les différentes structures complexes qui s’y prêtent. Le création du mathématicien se réalise spontanément dans cet effort pour dominer les aspects mathématisables de la réalité. L’enseignement devrait donc se donner comme objectif principal la « mise en culture », en essayant d’apporter à la jeunesse de notre société cet esprit mathématique.

Il me semble évident que, si nous limitions notre enseignement à une simple présentation des résultats qui constituent l’édifice purement théorique qui s’est développé, en laissant de côté son origine dans les problèmes que la réalité présente et ses applications pour résoudre de nouveaux problèmes, nous cacherions une part très importante et substantielle de ce que les mathématiques sont en réalité. Sans compter que nous nous passerions, par la même occasion, du pouvoir de motivation que la modélisation et les applications représentent…

§G/ Le rôle du jeu dans l’enseignement des mathématiques.

De tous temps, l’activité mathématique a comporté une composante ludique. Elle a donné lieu a une bonne part des découvertes les plus importantes …

Le jeu présente quelques caractéristiques singulières selon l’analyse J.HUIZINGA dans son œuvre « Homo studens » :

Une analyse rapide de ce que représente l’activité mathématique suffit à nous autoriser la conclusion que des traces de tout cela existent en elle… Les mathématiques sont « aussi » un jeu, mais c’est un jeu qui nécessite d’autres aspects pour fonctionner, le « scientifique, l’instrumental, le philosophique… Une fois rassemblés, tous ces aspects constituent dans les mathématiques l’un des axes véritables de notre culture.

Si le jeu et les mathématiques possèdent dans leur nature propre autant de points communs, il n’est pas moins vrai qu’ils participent l’un et l’autre des mêmes caractéristiques en ce qui concerne leur pratique. Cela est particulièrement intéressant lorsque nous recherchons les méthodes les plus appropriées pour transmettre à nos élèves l’intérêt profond et l’enthousiasme que les mathématiques peuvent engendrer et pour amener une première familiarisation avec les processus usuels de l’activité mathématique…

Un jeu commence par l’introduction d’une série de règles, d’un certain nombre d’objets ou pièces dont la fonction dans le jeu est définie par les règles, en procédant exactement de la même manière que l’on établit une théorie axiomatique par définition implicite : « On se donne trois systèmes d’objets. Les objets du premier système seront appelés points, ceux du second système seront appelés droites… »(HILBERT, Grundlagen der Geometrie).

Qui veut être initié à la pratique d’un jeu doit d’abord se familiariser avec ses règles, mettre les pièces en relation les unes avec les autres, tout comme le débutant en mathématiques compare et fait interagir les premiers éléments de la théorie les uns avec les autres. Ce sont là les exercices élémentaires d’un jeu ou d’une théorie mathématique.

Qui veut aller plus loin dans la maîtrise du jeu acquiert progressivement quelques techniques simples qui, dans des circonstances répétitives, ont conduit au succès. Nous avons là les premiers résultats et lemmes de base de la théorie qui se rendent facilement accessibles dès la première familiarisation avec des problèmes simples…

Une exploration plus approfondie du jeu et un vécu plus important procurent la connaissance des chemins particuliers qu’ont utilisé ceux qui ont été les plus grands maîtres du jeu. Ce sont là les stratégies d’un niveau plus complexe qui ont nécessité une intuition spéciale dans la mesure où elles se trouvent parfois très éloignées des éléments initiaux du jeu. Cela correspond en mathématiques à la phase dans laquelle l’étudiant essaie d’assimiler et de s’approprier les grands théorèmes et méthodes qui ont été créés au cours de l’histoire. Ce sont les procédés des esprits les plus créatifs qui sont maintenant à sa disposition afin qu’il les utilise dans des situations plus confuses et délicates.

Plus tard, dans des jeux plus sophistiqués, où la réserve de problèmes ne se tarie jamais, le joueur expert, essaie de résoudre de manière originale des situations du jeu qui n’ont jamais été explorées auparavant. Cela correspond à la confrontation en mathématique avec les problèmes ouverts de la théorie.

Finalement, peu nombreux sont les gens capables de créer de nouveaux jeux, riches en idées intéressantes et en situations pouvant motiver des stratégies et des techniques de jeux novatrices. C’est là le parallèle à la création de nouvelles théories mathématiques, fertiles en idées et problèmes, et comportant des applications permettant de résoudre de nouveaux problèmes ouverts en mathématique et de révéler des niveaux de la réalité plus profonds qui jusqu’alors étaient restés dans l’ombre.

Les mathématiques et le jeu ont vu leurs chemins se croiser très fréquemment au cours des siècles. C’est souvent que dans l’histoire des mathématiques l’apparition d’une observation ingénieuse, faite sur un mode ludique, a conduit à de nouvelles formes de la pensée. Dans l’antiquité, on peut citer le « I ching » comme l’une des origines de la pensée combinatoire, et à une époque plus moderne on peut citer les Fibonacci, Cardan, Fermat, Pascal, Leibniz, Euler, Daniel Bernoulli…

Sur l’intérêt des jeux pour éveiller l’attention des étudiants, Martin Gardner s’est exprimé avec pertinence. Il est un des grands experts de notre temps sur la présentation lucide, intéressante et profonde de nombreux jeux depuis des années dans ses colonnes de la revue américaine « Scientific American » : «assurément, le meilleur moyen pour réveiller un étudiant, consiste à lui offrir un jeu à intrigue, puzzle, casse-tête, blague, paradoxe, avec un habillage mathématique où n’importe laquelle parmi la vingtaine de choses que les professeurs ennuyeux tendent à éviter parce qu’elles paraissent frivoles » (carnaval mathématique, prologue).

Tout mathématicien expert commence son approche à quelque question que ce soit de son champ d’investigation avec le même esprit explorateur que celui d’un enfant qui se familiarise avec un jouet neuf, ouvert à la surprise, empli d’une curiosité profonde devant le mystère qu’il espère éclaircir peu à peu, avec l’enthousiasme de la découverte. Pourquoi ne pas utiliser ce même esprit dans notre approche pédagogique aux mathématiques ?

C’est dans sa puissance à transmettre à l’étudiant la façon correcte de se positionner face aux problèmes mathématiques que réside le grand bénéfice de cette approche ludique.

Les mathématiques sont un grand jeu sophistiqué qui de plus et simultanément possèdent également les caractéristiques d’une œuvre d’art intellectuelle, procurent une lumière intense dans l’exploration de l’univers et comportent de grandes répercussions pratiques. Comme nous l’avons vu plus haut, on peut utiliser avantageusement ses applications, son histoire, ses relations avec la philosophie ou les autres aspects de l’esprit humain, mais peut être aucun de ces moyens ne peut transmettre l’état d’esprit idéal pour faire des mathématiques, mieux qu’un jeu bien choisi.

§ H / Importance actuelle de la motivation et de la présentation

Nos élèves se trouvent de nos jours dans un bombardement intense, de techniques de communications particulièrement puissantes et attirantes. Dans notre enseignement lorsque nous cherchons à capter une part substantielle de leur attention, c’est à une forte concurrence que nous nous opposons. Il faut que nous prenions en compte en permanence et que notre système éducatif essaie d’exploiter à fond des outils comme : la vidéo, la télévision, la radio, le journal, la bande dessinée, l’illustration, la participation directe…

Je pense que nous sommes encore bien loin de profiter au mieux dans notre enseignement des possibilités que nous ouvrent les moyens techniques dont nous disposons déjà. Je donnerai une simple suggestion pratique à titre d’exemple : nous connaissons tous autour de nous des enseignants très bien préparés à servir d’exemple pour l’enseignement de certains thèmes qui sont pour la plupart d’entre nous de véritables casse-têtes, les probabilités par exemple. Ces professeurs sont souvent appelés dans des lieux différents pour répéter les mêmes idées sur le même thème. Ne serait-il pas beaucoup plus efficace et moins coûteux qu’un organisme quelconque qui ne serait pas en recherche d’un profit économique, produise une série de cassettes vidéo et les rende accessibles à un plus grand nombre de personnes ?

§ I / Engouement pour les mathématiques

L’activité physique est un plaisir pour une personne en bonne santé. L’activité intellectuelle aussi. Les mathématiques, orientées comme un savoir faire autonome, avec un guide adapté, est un exercice attirant. De fait, bon nombre d’enfants très jeunes sont initiés de manière agréable par des activités et des manipulations qui constituent un départ raisonnable à la connaissance mathématique. Ce qui se produit souvent, c’est que quelque temps après, notre système n’a pas su maintenir cet intérêt et a noyé par des abstractions injustifiées et à contre temps le développement mathématique de l’enfant. Le goût pour la découverte en mathématique est possible et fortement motivant pour dépasser les autres aspects plus routiniers (qui restent indispensables) de son apprentissage. La prise en compte des applications possibles de la pensée mathématique dans les autres sciences et dans la technologie actuelle peut également amener la surprise et le plaisir chez de nombreuses personnes plus intéressées par la pratique. D’autres, se sentiront plus émues à contempler les impacts que les mathématiques ont exercé sur l’histoire et la philosophie de l’homme ou devant la biographie de tel ou tel mathématicien célèbre.

Il faut à tout prix casser l’idée reçue et fortement enracinée dans notre société, probablement issue de blocages au cours de l’enfance de bon nombre d’entre nous, que les mathématiques sont nécessairement ennuyeuses, fermées, inutiles, inhumaines et très difficiles.

 

IV - TENDANCES AU NIVEAU DES CONTENUS

 

Les tendances générales décrites dans le III, suggèrent de manière naturelle quelques réformes au niveau des contenus des programmes scolaires qui se voient introduits avec plus ou moins d’élan parfois même de manière expérimentale.

§ A / Un glissement vers les mathématiques discrètes ?

Les mathématiques du XIXième et XXième siècles ont été dominées par le continu. L’analyse, par sa puissance et ses répercussions sur les applications techniques, a joué un rôle dominant.

L’avènement des ordinateurs avec leur immense capacité de calcul, avec leur grande vitesse, leur adaptabilité, leur puissance de représentation graphique, les possibilités qu’ils ouvrent aux calculs formels… a ouvert une multitude de nouveaux horizons, dont l’inspiration n’est plus seulement la physique comme dans les développements des siècles précédents, mais aussi les autres sciences comme l’économie, les sciences de l’organisation, la biologie… dont les problèmes étaient jusqu’à présents opaques en partie à cause de la masse énorme d’informations qu’elles devaient traiter pour pouvoir approcher les intuitions mathématiques valables pour conduire à des processus de résolutions dans ces domaines.

D’un autre côté, l’accent mit sur les algorithmes discrets, utilisés en informatique et dans la modélisation de divers phénomènes par le biais de l’ordinateur, a donné lieu à un glissement des mathématiques actuelles vers le domaine du discret. Certaines parties de ce domaine sont suffisamment élémentaires pour pouvoir avantageusement faire partie du programme de l’enseignement secondaire. La combinatoire classique, ainsi que ses aspects modernes, comme la théorie des graphes ou la géométrie combinatoire, peuvent être considérés comme de bons candidats. La théorie élémentaire des nombres, qui n’a jamais disparu des programmes de certains pays pourrait en être un autre.

Diverses tentatives ont été réalisées afin d’introduire ces éléments et quelques autres similaires appartenant aux mathématiques discrètes dans l’enseignement mathématique de base. Il advient que cela ne semble possible qu’au sacrifice d’autres portions des mathématiques plus importantes dont on ne voit pas bien comment se passer. Bien qu’il paraisse assez évident que les mathématiques du futur seront différentes à cause de la présence de l’ordinateur, on ne distingue pas encore clairement comment tout cela va se mettre en place au niveau des contenus de l’enseignement primaire et secondaire.

§ B / Impacts de méthodes modernes de calcul sur les contenus d’enseignement

Il n’y a pas si longtemps dans nos écoles élémentaires, il fallait apporter une grande énergie et beaucoup de temps à des exercices routiniers comme la division d’un nombre à 6 chiffres par un autre de 4 chiffres, ou l’extraction de racines carrées à la main en s’arrêtant à la 3ième décimale. A un niveau plus élevé, il fallait manipuler avec dextérité et vitesse les tables de logarithmes et leurs différentes interpolations. Aujourd’hui, la présence de la calculatrice de poche nous permet d’être d’accord pour dire que cette énergie et ce temps sont mieux employés à d’autres activités. De telles opérations sont intéressantes en tant qu’algorithmes intelligents et profonds mais pour la virtuosité routinière, ils sont superflus.

Actuellement, dans le secondaire et dans les premières années de l’enseignement universitaire nous utilisons beaucoup de temps et d’énergie pour que nos élèves acquièrent une certaine adresse dans le calcul des dérivés, des primitives, dans la résolution de systèmes linéaires, le produit de matrices, la représentation graphique de fonctions… Toutes ces compétences sont incorporées avec de nombreuses autres beaucoup plus sophistiquées dans nos programmes actuels de calculs formels.

In fine, il est clair que notre enseignement du calcul, de l’algèbre, de la probabilité et des statistiques, doit se reporter dans le futur vers des sentiers distincts de ceux que nous suivons aujourd’hui. Il faudra mettre l’accent sur la compréhension et l’interprétation de ce que l’on est en train de faire, en revanche, l’énergie utilisée à augmenter son agilité dans des actions que la machine réalisent mieux et plus vite sera superflue. Dans la constitution des programmes d’enseignement nous devrons nous interroger en permanence, sur ce qui vaut la peine d’appliquer l’effort d’intelligence et sur ce que nous pouvons confier aux machines. Le progrès de l’intelligence humaine consiste finalement à convertir en routine des opérations qui au départ représentaient un véritable défi mental, et lorsque c’est possible confier la réalisation de telles routines à des machines. C’est à ce prix que nous pouvons libérer la plus grande partie de notre capacité mentale à la résolution des problèmes qui sont encore trop profonds pour les outils dont nous disposons. N’ayez crainte que la source de ce type de problèmes ne se tarisse un jour !

§ C / Un retour vers la pensée géométrique et l’intuition spatiale

Le courant des maths modernes s’est rendu coupable d’un abandon injustifié de la géométrie intuitive dans nos programmes. En réaction à cela on considère aujourd’hui comme une nécessité incontournable d’un point de vue didactique, scientifique, historique, de retrouver le contenu spatial et intuitif dans toutes les mathématiques, et non plus seulement en ce qui concerne la géométrie.

A l’évidence, depuis une quarantaine d’années, la pensée géométrique traverse une profonde dépression dans l’enseignement mathématique de base, primaire et secondaire. En parlant de la pensée géométrique je ne me réfère pas à l’enseignement de la géométrie globalement basé sur les « Eléments » d’Euclide, mais à quelque chose de beaucoup plus profond et élémentaire encore qui se trouve être la mise en culture de cette « région » des mathématiques, inspirée par la capacité de l’homme à explorer rationnellement l’espace physique dans lequel il vit, et à la fois soucieuse de stimuler cette même capacité.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur nos manuels scolaires et les programmes de notre enseignement primaire et secondaire pour constater cette situation qui n’est pas une particularité chez nous. En réalité, il s’agit d’un phénomène universel qui est dû à mon avis dans une large mesure, à l’évolution même des mathématiques depuis le début du XXième siècle approximativement.

La crise des fondements a poussé les mathématiciens vers le formalisme, la rigueur, un certain abandon de l’intuition dans la construction de la science. Ce qui fut efficace pour le fondement de la science, fut considéré également comme intéressant pour la transmission des connaissances. Les conséquences en ce qui concerne l’enseignement des mathématiques en général furent néfastes, mais particulièrement néfastes pour la pensée géométrique. A cette idée de rechercher les fondements rationnels, associée avec une mauvaise interprétation des analyses de certains psycho-pédagogues sur la structure évolutive de la connaissance de l’enfant, s’est attachée la focalisation sur la théorie des ensembles et la recherche de la rigueur. Or la géométrie, au niveau élémentaire, est difficile à formaliser de manière adaptée, et c’est ainsi que dans cette tentative on perdit du même coup la pensée géométrique, l’intuition spatiale et la source la plus importante de véritables problèmes et de résultats intéressants, abordables avec un outillage facilement assimilable, source qui ne s’est pas tarie au cours des siècles.

Le XIXième siècle fut le siècle d’or du développement de la géométrie élémentaire. L’enseignement initial en mathématique se consacrait alors traditionnellement à cette géométrie, qui vivait à l’ombre de créations très intéressantes et très à la mode dans le milieu de la recherche, comme la géométrie descriptive, la géométrie projective, la géométrie synthétique, les géométries non-euclidiennes… Le même sens géométrique qui stimula les développements spectaculaires du XIXième siècle est encore bien vivant aujourd’hui dans des domaines comme la théorie des graphes, la théorie des corps convexes, la géométrie combinatoire, quelques chapitres de la théorie de l’optimisation, la topologie… On peut signaler quelques points communs à tous ces développements : une relation forte à l’intuition spatiale, une certaine composante ludique et peut être un rejet tacite de développements analytiques excessifs.

Dans notre enseignement élémentaire actuel, on ne trouve pas le moindre écho de toutes ces matières dont la profondeur se manifeste pourtant de plus en plus clairement. Elles sont seulement prises en compte au niveau supérieur de l’enseignement et à celui des mathématiques récréatives. Mais cette mathématique récréative n’a pas encore trouvé dans nos contrées le chemin de l’école. Paradoxalement, nous interdisons le jeu à ceux qui en tireraient le plus de plaisir et de bénéfice.

Tout le monde semble aujourd’hui d’accord sur la nécessité d’un retour de l’esprit géométrique au niveau de l’enseignement des maths. En revanche, la façon de mener à bien ce retour n’est pas très claire. Il convient d’éviter les extrêmes déjà rencontrés par exemple dans l’introduction de la géométrie du triangle qui fut en vogue à la fin du XIXième. Il faut aussi éviter une introduction soutenue rigoureusement par une géométrie axiomatique. Une orientation saine pourrait consister à établir une base d’opérations à travers quelques principes intuitivement évidents à partir desquels on pourrait soulever les développements locaux intéressants de la géométrie métrique classique, choisis sur leur beauté et leur profondeur. Les œuvres élémentaires de Coxeter pourraient être un exemple à suivre sur ce terrain.

§ D / Domaine de la pensée aléatoire, probabilités et statistique

Les probabilités et la statistique sont des composantes très importantes de notre culture et possèdent des applications dans de nombreuses sciences spécifiques. Elles devraient constituer une part importante du bagage culturel de base du citoyen de notre société. Tous les systèmes éducatifs semblent s’accorder sur ce point. Effectivement, nombreux sont les pays qui incluent dans leur programme d’enseignement secondaire ces matières. En revanche il y en a peu où cet enseignement est mené à bien avec l’efficacité souhaitée. En Espagne, je crois que ce phénomène est dû en partie à la difficulté même de la matière en question, mais aussi à une certaine carence en formation adaptée des professeurs pour cette tâche. Peut-être nous manque t’il de bons modèles de leur enseignement.

V - UNE TACHE BIEN COMPLIQUEE ?

Il serait plus juste de parler de la complexité à décrire cette tâche. Mais on peut trouver des tâches « clé » qui pourront éclairer, soutenir et recadrer toutes les autres tâches. L’idée de la « mise en culture » et une des clés de cette complexité apparente. Et la clé fondamentale en est évidente : la disponibilité d’enseignants bien préparés pour cette mission.

L’enseignement mathématique doit être conçu comme un processus d’immersion aux façons de procéder propres au milieu mathématique, comme un apprenti artiste qui s’imprègne, comme par osmose de la façon singulière de voir les choses qui caractérisent l’école qu’il fréquente. Cette idée à des répercussions profondes sur l’orientation donnée à l’enseignement et à l’apprentissage des mathématiques, mais pour ce qui est de sa réalisation, il est absolument indispensable que les professeurs en contact direct avec les élèves aient toutes compétence pour la mener à terme…

V - DESIDERATA

Je voudrais suggérer, très sommairement, quelques projets dont notre communauté mathématique pourrait et devrait, à mon avis, s’occuper tout particulièrement.

§ A / servons-nous de la pratique des mathématiques pour stimuler des valeurs éthiques

Les mathématiques d’aujourd’hui, qui trouvent leur origine au VIième siècle avant J-C chez les pythagoriciens et qui a élevé notre science et notre culture occidentale à de tels sommets, a surgi au sein de ce que Van der Waerden appela avec raison une communauté scientifique et confrérie religieuse. Pendant plusieurs siècles l’empreinte du pythagorisme imprégna notre culture de nombreux aspects profondément éthiques. A l’heure actuelle, je pense que nous avons converti une grande partie de notre science en technique pure, et que nous ne sommes plus suffisamment conscients des possibilité qu’offre la pratique mathématique, à tous niveaux pour stimuler les valeurs éthiques. Il serait bon, d’après moi, que nous autres mathématiciens nous essayions de nous en imprégner, et d’éclabousser les autres, particulièrement les plus jeunes de ces valeurs sans lesquelles notre civilisation ne peut survivre.

 

§ B / Prenons garde à la formation initiale et continue des enseignants

En 1908, Félix Klein écrivait en guise d’introduction à ses leçons sur « Les mathématiques élémentaires d’un point de vue supérieur » : « …Depuis longtemps les universitaires se préoccupent exclusivement de leur science, sans concéder la moindre attention au besoin de l’école, sans essayer le moins du monde d’établir une connexion avec les mathématiques de l’école. Quel a été le résultat de cette pratique ? Le jeune étudiant de l’université se voyait, au départ, confronté à des problèmes qui ne lui rappelaient pas du tout ce qui l’avait occupé à l’école. Naturellement, il oubliait toutes ces choses rapidement et complètement. Lorsque, à la fin de ses études il se transformait en professeur, il se trouvait subitement dans la situation de devoir enseigner les mathématiques élémentaires traditionnelles dans le mode pédant des générations antérieures ; et dans la mesure où il était à peine capable, sans aucune aide, de percevoir la connexion entre sa tâche et les mathématiques étudiées à l’université, il recourait très vite à la méthode d’enseignement « qui avait fait ses preuves », et de ses études universitaires ne restait plus qu’une mémoire plus ou moins agréable qui n’avait aucune influence sur son enseignement ».

Près d’un siècle est passé, et je ne pense pas que l’on puisse dire que la situation se soit améliorée, tout au moins pour ce qui concerne la formation initiale que reçoivent nos étudiants jusqu’à la licence.

Ce que la société est en droit d’espérer de l’université, pour ce qui est de la formation initiale des gens à qui elle va confier l’enseignement mathématique des plus jeunes, pourrait se composer de :

Si on se penche attentivement sur les programmes d’études de la majorité de nos universités, on constate d’importante carence sur les aspects qui pourraient conduire à cette formation adaptée de nos enseignants.

A mon avis, les cours complémentaires ajoutés à la fin des études de licence dans le but de procurer une formation pédagogique raisonnable, pas plus que les cours de formation continue ne peuvent se substituer à la formation intensive que l’on devrait stimuler réellement pendant les années universitaires, où l’étudiant est beaucoup plus réceptif.

Je pense que les universités qui ne négligent pas ouvertement ce devoir envers la société sont rares. Il est urgent de mettre la main à la pâte afin de remédier à cette situation rapidement.

§ C / Gardons un œil sur la recherche en didactique

Comme nous l’avons vu, l’enseignement mathématique est une activité interdisciplinaire, extraordinairement complexe, qui embrasse des savoirs relatifs, non seulement, aux mathématiques, mais aussi à d’autres sciences qui en font emploi, à la psychologie et aux sciences de l’éducation… Ce n’est que très récemment qu’un domaine a été défini, avec des tâches de recherche propres, difficiles et comportant de profondes conséquences du côté pratique. On peut affirmer que dans le système universitaire la didactique des mathématiques n’a pas encore trouvé une situation adaptée. Pourtant on voit se former des groupes de travail produisant des résultats importants.

§ D / Prenons soin de la culture mathématique de la société. Vulgarisation des mathématiques

Plusieurs de nos pays se trouvent par des siècles de traditions imprégnés d’une culture fortement tournée vers ses composantes humanistes. En Espagne, par exemple, le mot culture semble synonyme de littérature peinture, musique… Parmi les personnalités célèbrent nombreuses sont celles qui n’ont aucune honte à confesser ouvertement leur profonde ignorance des éléments les plus basiques des mathématiques et de la science et paraissent même s’en vanter. Les pages de nos journaux ne semblent pas encore avoir remarqué que les sciences et en particulier les mathématiques constituent de nos jours un des piliers de la culture humaine. Il serait souhaitable que tous les membres de la communauté mathématique et scientifique, nous nous efforcions à mettre en évidence devant la société la présence influante des mathématique et de la science sur la culture. Une société consciente de ce que la science représente pour son développement se rendra collectivement plus sensible aux problèmes de l’enseignement aux plus jeunes.

La communauté mathématique internationale prête, depuis peu, beaucoup d’attention à se donner les moyens d’une vulgarisation réussie des mathématiques.

§ E / Sachons reconnaître les talents précoces

Il est certain que dans nos écoles, un certain nombre d’élèves possèdent un don intellectuel exceptionnel pour les mathématiques. Ces talents passeront parfois plus ou moins inaperçus, et plutôt négligés à cause de l’impossibilité pour les professeurs de leur appliquer l’attention nécessaire. Ce sont des gens, qui ont au début un grand appétit pour l’école, mais qui passent à un stade d’ennui, de frustration et de désintérêt pouvant les conduire jusqu’à l’apathie après une période scolaire de grande souffrance.

Par ailleurs, ceux sont des talents qui pourraient rendre des services exceptionnels à notre société, si on ne les gâchait pas. C’est une grande responsabilité sociale que ce gâchis causé par notre négligence. Actuellement aucun organisme, qu’il soit public ou privé, ne prête une attention continue, afin de détecter, stimuler et orienter le talent extraordinaire et précoce en mathématique ni en aucune autre science. Il existe bien, et c’est largement justifié, une attention, un appui et un traitement spécial réservé aux déficients intellectuels, mais on ne prend aucun soin des surdoués.

On peut penser, et ce n’est pas sans fondement, que le talent précoce en mathématique est plus facile à détecter et à stimuler que dans d’autres sciences. De fait, depuis longtemps des expérimentations ont été réalisées avec succès dans bon nombre de pays. Il y a différents moyens de cerner le problème et parmi eux certains ne sont pas d’un coût excessif, particulièrement si l’on prend en compte le rendement à long terme d’une action bien menée. En Amérique du Sud l’émergence de quelques personnalités au talent extraordinaire à produit un effet important sur le développement mathématique de leur pays respectif. Il est possible qu’une action soutenue afin de détecter et stimuler les talents précoces pourrait dans des délais raisonnables placer nos pays à un niveau mathématique et scientifique beaucoup plus élevé.